mardi 11 juin 2013

Soirée du 13 mai 2013

Le poète: Albert Camus
Le thème: Un lieu qui me ressource


Prix Nobel de littérature en 1957, Albert Camus voit le jour en 1913 en Algérie et disparaît brutalement en 1960. Il a quarante-six ans. Il laisse une œuvre considérable et inachevée d'une beauté et d'une force exceptionnelles.
Écrivain, journaliste, penseur, dramaturge et metteur en scène, ce fervent défenseur de la liberté, animé d'une grande vitalité, est un artiste au service de la dignité humaine. Sa lutte constante contre l'oppression ne cesse de dénoncer la démesure et fait écho à notre temps.


Quelques textes:

- CARNETS I: Mai 1935 – Février 1942

1935.
Ciel d'orage en août. Souffles brûlants. Nuages noirs. A l'est pourtant, une bande bleue, délicate, transparente. Impossible de la regarder. Sa présence est une gêne pour les yeux et pour l'âme. C'est que la beauté est insupportable. Elle nous désespère, éternité d'une minute que nous voudrions pourtant étirer tout le long du temps.


Mars 36.
Journée traversée de nuages et de soleil. Un froid pailleté de jaune. Je devrais faire un cahier du temps de chaque jour. Ce beau soleil transparent d'hier. La baie tremblante de lumière – comme une lèvre humide. Et j'ai travaillé tout le jour.


- L'envers et l'endroit
Entre oui et non

Au loin, est-ce le bruit de la mer  ? le monde soupire vers moi dans un rythme long et m’apporte l’indifférence et la tranquillité de ce qui ne meurt pas. De grands reflets rouges font ondoyer les lions sur les murs. L’air devient frais. Une sirène sur la mer. Les phares commencent à tourner  : une lumière verte, une rouge, une blanche. Et toujours ce grand soupir du monde. Une sorte de chant secret naît de cette indifférence. Et me voici rapatrié. Je pense à un enfant qui vécut dans un quartier pauvre. Ce quartier, cette maison ! Il n’y avait qu’un étage et les escaliers n’étaient pas éclairés. Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait qu’il grimperait l’escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la hauteur des marches. Sa main, l’horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d’escalier. Et c’était à cause des cafards.
Les soirs d’été, les ouvriers se mettent au balcon. Chez lui, il n’y avait qu’une toute petite fenêtre. On descendait alors des chaises sur le devant de la maison et l’on goûtait le soir. Il y avait la rue, les marchands de glaces à côté, les cafés en face, et des bruits d’enfants courant de porte en porte. Mais surtout, entre les grands ficus, il y avait le ciel. Il y a une solitude dans la pauvreté, mais une solitude qui rend son prix à chaque chose. A un certain degré de richesse, le ciel lui-même et la nuit pleine d’étoiles semblent des biens naturels. Mais au bas de l’échelle, le ciel reprend tout son sens  : une grâce sans prix. Nuits d’été, mystères où crépitaient des étoiles  ! Il y avait derrière l’enfant un couloir puant et sa petite chaise, crevée, s’enfonçait un peu sous lui. Mais les yeux levés, il buvait à même la nuit pure. Parfois passait un tramway, vaste et rapide. Un ivrogne enfin chantonnait au coin d’une rue sans parvenir à troubler le silence.


- Noces

Dans le ciel dont on voyait le bleu profond, de gros nuages mettaient des taches. Avec la fin de l’après-midi, tombait une lumière argentée où tout devenait silence. Le sommet des collines était d’abord dans les nuages. Mais une brise s’était levée dont je sentais le souffle sur mon visage. Avec elle, et derrière les collines, les nuages se séparèrent comme un rideau qui s’ouvre. Du même coup, les cyprès du sommet semblèrent grandir d’un seul jet dans le bleu soudain découvert. Avec eux, toute la colline et le paysage d’oliviers et de pierres remontèrent avec lenteur. D’autres nuages vinrent. Le rideau se ferma. Et la colline redescendit avec ses cyprès et ses maisons. Puis à nouveau — et dans le lointain sur d’autres collines de plus en plus effacées — la même brise qui ouvrait ici les plis épais des nuages les refermait là-bas. Dans cette grande respiration du monde, le même souffle s’accomplissait à quelques secondes de distance et reprenait de loin en loin le thème de pierre et d’air d’une fugue à l’échelle du monde. Chaque fois, le thème diminuait d’un ton  : à le suivre un peu plus loin, je me calmais un peu plus. Et parvenu au terme de cette perspective sensible au cœur, j’embrassais d’un coup d’oeil cette fuite de collines toutes ensemble respirant et avec elle comme le chant de la terre entière.
Des millions d’yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage et, pour moi, il était comme le premier sourire du Ciel. Il me mettait hors de moi au sens profond du terme. Il m’assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui, point de salut.


- L'étranger

L'audience a été levée. En sortant du palais de justice pour monter dans la voiture, j'ai reconnu un court instant l'odeur et la couleur du soir d'été. Dans l'obscurité de ma prison roulante, j'ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d'une ville que j'aimais et d'une certaine heure où il m'arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l'air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l'appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur de ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d'aveugle, que je connaissais bien avant d'entrer en prison. Oui, c'était l'heure où, il y avait bien longtemps, je me sentais content. Ce qui m'attendait alors, c'était toujours un sommeil léger et sans rêves. Et pourtant quelque chose était changé puisque, avec l'attente du lendemain, c'est ma cellule que j'ai retrouvée. Comme si les chemins familiers tracés dans les ciels d'été pouvaient mener aussi bien aux prisons qu'aux sommeils innocents.


Albert Camus

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